Ésotérisme et Linguistique


     Dans une curieuse et intéressante étude sur La Langue primordiale » (L'Astrosophie, Mars 1935), M. René Bertrand pose comme postulat : «  Tout se passe connue si, à une époque indéterminée mais lointaine, tous les peuples de la terre avaient eu une même religion, une même langue, une même tradition. »

     Sans discuter ce postulat, actuellement invérifiable, nous croyons utile, en nous reportant aux arguments mêmes de l'auteur, de souligner avec quelle prudence il faut avancer dans ce domaine mouvant des religions comparées et de la linguistique comparée. On peut dire, en effet, que sous couleur de prouver l'ésotérisme des langues, de nombreux auteurs ont égaré leurs disciples. Ils ont réussi en général à discréditer leurs conclusions, souvent fort justes, par les erreurs évidentes de leur méthode. On peut ajouter aussi par leur ignorance systématique des données les plus élémentaires de la science.

     Il leur était loisible de se cantonner dans le domaine purement spirituel de la Qabbale. Ils ont préféré appeler l'érudition à leur secours. Résultat : le fragile vernis scientifique dont ils avaient cru bon de recouvrir leurs travaux n'a pas résisté à l'examen attentif. Le discrédit a naturellement rejailli sur l'ésotérisme, maladroitement mis en question et transposé dans un domaine où il ne pouvait que perdre. Voulant convaincre les incrédules, ils les ont endurcis.

     Rappelons, par exemple, l'insigne faiblesse des analogies présentées par le Marquis de Saint-Yves d'Alveydre. Arrêtons-nous seulement à la fameuse équation OSI-RI, IçWA-RA, JÉSUS-ROI. Rien de plus spécieux, cela tourne simplement au calembour. Pour que l'équation eût quelque valeur il aurait fallu comparer les radicaux primitifs ou les formes les plus anciennes, à leur défaut, de ces trois noms. L'identité des radicaux établie, la démonstration devenait inattaquable. Or, l'égyptien Osiris (AS-IR-) est formé de deux hiéroglyphes : AS (un siège, un trône) exprimant l'idée de stabilité et de principe, et IR- (l'œil) symbole de la lumière intellectuelle.

     Le sanskrit Içwara n'est pas formé de iswa- et de -ra, mais de iç- « dominer, gouverner », remontant d'ailleurs à IK- (et non à is-) et du suffixe d'action -WARA- (comparer gam- « aller » et ga (m) t-wara « mouvant, mobile » ).

     Enfin, que dire de Jésus-Roi ou le mot français vient de rêg- ? Jésus est un mot hébreu signifiant « sauveur » (ISW-), en hébreu le mot « roi » se dit MLeK. À l'analyse, toutes ces pseudo-concordances se ramènent à des racines différentes, pour le sens aussi bien que pour la forme.

     Dernièrement encore, un érudit cherchait à prouver l'identité des langues sémitiques et des langues indo-européennes. Pour ce faire, il n'hésitait pas à comparer le sémitique BIN « discerner » au mot français binocle. Nous avons toujours soutenu l'existence de rapports probables entre ces deux groupes de langues, mais il est certain que des rapprochements aussi erronés nuisent à la thèse qu'ils prétendent confirmer.

     Dans l'article de M. René Bertrand déjà cité, nous pouvons relever également des confusions nuisibles à la cause qu'il défend. Dire que les légendes nordiques sur Odin (personnage inconnu des Germains de l'époque préchrétienne) ont trait au cycle de Rama, c'est dépasser les bornes du vraisemblable. Du point de vue religieux, mêmes assimilations plus brillantes que solides. Citons seulement ce passage : « Les ressemblances entre les thèmes religieux Védiques, Orphiques et Chrétiens passent les bornes de la coïncidence. Par exemple, la Trimourti védique et la Trinité chrétienne : Agni et l'Agneau - Agni, fils du charpentier ».

     Non seulement nous ne trouvons rien dans les vestiges de l'Orphisme qui permette un rapprochement particulier avec le Christianisme, mais nous ne voyons pas en quoi la Trimourti indoue est réductible à la Trinité chrétienne, Toutes les religions ont connu des Triades, la triplicité étant une des grandes lois naturelles. Mais que ces Triades se soient appliquées aux mêmes objets, voilà qui est beaucoup moins sûr. Le Ciel-Terre-Homme des Chinois, l'Osiris-Isis-Horus des Égyptiens, le Père, le Fils et l'Esprit des chrétiens n'ont guère d'autres points de contact que le fait de posséder trois éléments.

     On a abusé du rapprochement séduisant entre l'agni védique et le mot latin agnus « agneau  » appliqué au Christ. D'abord le correspondant latin d'Agni est ignis. L'étymologie du mot agnus n'est pas excessivement claire, surtout si on le rapproche
du grec amnos, évidemment apparenté. Admettons un rapport lointain, cela n'empêche pas que l'assimilation d'Agni et du Christ, comme également « fils du charpentier » soit boiteuse, pour ne pas dire plus. Agni ou le feu est dit avoir été engendré par Indra entre deux nuages (éclair) ou entre deux pierres (silex). Ailleurs il est dit fils d'Angiras, émanation de Brahma. Quant au Tvastri védique (auquel fait allusion M. Bertrand) il n'est pas « charpentier » mais, plus exactement, il est le « forgeron des dieux », assimilé à Vulcain. C'est lui qui forge les foudres d'lndra et c'est en cette qualité qu'on peut le rapprocher d'Agni. Du forgeron mythique à Joseph le charpentier, père nourricier de Jésus, il y a assez loin.

     De tels rapprochements égarent les esprits davantage qu'ils ne les éclairent. Le Christ n'est pas. seulement l'« agneau sans tache », il est aussi, comme il le répète souvent, le « berger », le « bon. pasteur ». À ce titre pourquoi ne pas. évoquer Krishna et les bergères ? Puisqu'il est la « porte » de la bergerie, pourquoi ne pas le rapprocher de Janus, le gardien de la porte (Janitor) ?

     Il serait facile de continuer sur ce thème. De telles, assimilations sont ingénieuses, intéressantes, mais combien fragiles !

     De la « religion primitive » M. Bertrand passe tout naturellement à la « langue primitive ». Là encore, ses intentions excellentes sont desservies par sa méthode. Nous nous excuserons d'entrer ici dans quelques détails arides notre excuse est de vouloir éviter à ceux qui nous liront et que tenteraient de telles recherches, d'inutiles pertes de temps, d'inutiles travaux de patience. La linguistique est la plus traîtresse des études, la plus remplie de pièges, surtout dans sa partie étymologique. Retrouver la « langue-mère », quel beau rêve ! Bien des esprits d'élite l'ont fait autrefois sans résultat appréciable. L'erreur est toujours la même : on a comparé des mots de langues et d'époques différentes sans même songer qu'ils avaient pu se modifier au cours des siècles, sans se méfier des emprunts toujours nombreux
(1) . L'identité d'un groupe de langues assurée, il faut évidemment remonter aux types primitifs que postule cette identité. Ce travail fait polir chaque groupe, de langues à comparer, dont l'identité présumée remonte évidemment plus loin encore, on peut rapprocher alors les formes primitives de chaque groupe - si elles sont susceptibles de rapprochement. Un tel travail est long mais écarte au maximum les chances d'erreur. Toute autre méthode est douteuse.

     Des rencontres fortuites entre vocabulaires ne signifient rien.

     Trouver cinquante mots semblables pour la forme et le sens entre les quinze ou vingt mille que peuvent posséder deux langues, soit trois pour mille, n'est pas concluant.

     M. Bertrand compare une centaine de mots égyptiens à autant de mots sanskrits. La comparaison est intéressante mais elle n'est pas probante. Le sanskrit n'est pas un étalon, il n'est qu'un élément, parfois trompeur, du groupe des langues de même origine.

     Sa phonétique s'est altérée : une partie des anciennes gutturales s'est transformée en sifflantes ; les deux linguales R et L se sont confondues, etc. Quant à l'égyptien, sa phonétique historique n'est pas claire. On ignore le son exact de certaines lettres, le R représente à la fois R et L. Dernier point, il fourmille d'homophones qui ne se distinguent que par le dessin (déterminatif) qui les suit. Un même mot peut signifier amphore, bassin, sycomore, huile, amour et ainsi de suite.

     Dans ces conditions, il est toujours facile - mais jamais probant de trouver dans une autre langue un mot semblable répondant à un des nombreux sens du mot égyptien. Les rapprochements avancés par M. Bertrand ne sauraient emporter notre adhésion. Il en est d'ailleurs d'erronés. Pra-dja « progéniture » formé du préfixe pra- et de dja- « naître » n'a pas de lien avec l'égyptien prt ;le rapport entre pad « pied » et pd « genou » est au moins douteux.

     L'idée d'une origine commune de toutes les langues - sœur de celle d'une origine commune des religions - demeure un problème sans solution. Des études comme celle que nous nous excusons de critiquer peuvent contribuer à rapprocher le moment où il sera résolu - dans un sens ou dans l'autre. -

     Il nous semble cependant qu'on peut l'envisager d'une façon différente. Le principe du langage est un. Le langage intérieur des êtres est directement communicable et est le même pour tous - au moins dans les limites de l'espèce. -

     Mais le langage parlé est-il fatalement dans le même cas ? Rien ne nous force à l'admettre. Chaque race possédé des facultés différentes elle a sa mentalité propre ; elle comprend plus ou moins mal les autres races. Sans doute chacune a-t-elle suivi des chemins différents avant de se développer sur cette terre. Les quelques concordances décelables entre toutes les langues sont le reflet du langage intérieur, du principe linguistique même qu'élabore et fait passer en acte le genre humain. Les différences, de beaucoup plus nombreuses, viennent du chemin spirituel suivi par chaque race, de la différence des mentalités et, accessoirement, de conditions locales ou physiologiques particulières. On pourrait en dire autant des conceptions religieuses.

     Si le Christ nous a promis qu'il y aurait un jour « un seul troupeau et un seul pasteur », ce jour ne peut advenir que quand nous saurons prier « en Esprit et en Vérité », lorsque le temps du Royaume des Cieux sera arrivé. Hâter cette heure en accomplissant sa loi, c'est encore le plus sûr moyen - sinon le plus aisé -, de résoudre, avec beaucoup d'autres, le problème du langage.

A. SAVORET.

--------------------------

(1) C'est ainsi que le grec pelekus « hache » et le sanskrit paraçu (r pour I) semblent un emprunt au sémitique pilaku - lequel l'a peut-être emprunté à son tour à quelque peuple aujourd'hui disparu.