Vous êtes actuellement sur le site : livres-mystiques.com © de Roland Soyer le 23/12/2008

VISAGE DU DRUIDISME

Chapitre IX


LE DRUIDISME ET L'ORGANISATION SOCIALE


Le druidisme avait pour tâche d'orienter les destinées d'une race saine, virile et généreuse, mais impulsive, versatile et indis­ciplinée. Au cours des temps, il lui fallut tenir compte de bien des éléments hétérogènes, de bien des contacts avec d'autres façons de sentir, de bien des fléchissements, presque irredressables de l'esprit primitif. Qu'on n'attende donc pas ici la pure doctrine sociale et familiale (les deux n'en font qu'une), mais seulement une « moyenne » de ce qui se passait ou se sentait, en Gaule surtout, peu de siècles avant la romanisation. Si le druidisme n'avait rien cédé de ses positions de principe et de ses données essentielles, il avait dû composer plus d'une fois en ce qui tou­chait aux affaires temporelles.

Du plan social d'ensemble du druidisme, j'ai déjà dit quelques mois. Je le résume : fédération clanique, puis tribale, de plus eu plus large, jusqu'à la conception que se feraient Vercingétorix et les siens d'une Gaule celtique unifiée, mais non centralisée, et, pour ce faire, nécessité d'un fédérateur temporel, relevant de l'autorité spirituelle de l'archidruide assisté de son suprême conseil.

Cet idéal de liberté régionale et de coopération nationale, que la royauté française réalisera, partiellement, peu avant la Renaissa nce , rencontrait de graves obstacles. L'un des plus puissants, le plus puissant peut-être, était le fruit de ce que j'ai appelé ailleurs la révolte des « Colliers d'Or » (torques, serait plus exact) contre les « Colliers d'Ambre ». J'ai exposé en son temps que l'or (*AVAROS) et l'Ambre (*SAMOS, sur le continent) étaient devenus les emblèmes respectifs du pouvoir temporel (or) et du spirituel (ambre). Le Collier d'ambre était l'insigne de tout druide confirmé. Et l'archidruide, qui se distinguait peu vestimentairement des autres druides, portait (généralement sous la même robe de laine blanche grossière que ses subordonnés) un collier d'ambre à trois rangs de grains.

Je redirai que la prérogative druidique, immémoriale, qui por­tait le plus ombrage aux roitelets celtes, était celle d'opposer un veto inconditionnel à toute entreprise guerrière insuffisamment justifiée.

Les luttes innombrables des Celtes, esquissées aux précédents chapitres, les agressions imprévues dont ils avaient si souvent fait les frais, leur goût immodéré du risque stérile et des chevauchées sans lendemain, tout cela avait travaillé à rendre cette prérogative moins stricte, moins efficace. Et les chefs, cœurs chauds, mais cervelles souvent légères, s'entendirent une fois pour se refuser à s'y plier sans discussion... Ils s'entendaient rarement aussi bien, mais tout le monde sait d'expérience que les coalitions « contre » sont plus faciles à fomenter que les coalitions « pour » !

De fait, ce qui avait été longtemps injonction impérative s'était progressivement mué en simple avis, qu'on suivait ou non, qu'on sollicitait ou non.

Dans la société celtique, au stade pré-gallo-romain, la notion d'Etat et même celle de nation, de « Gaule » ou de « Celticité », n'est l'apanage que du très petit nombre. Elite, certes, mais élite quasi impuissante hors de sa tribu ou de son clan. Les « rois » n'étaient que les chefs directs d'une petite unité. La Gaule avait trop de rois, et pas un roi ! De plus, dans certains groupes, de celticité ou d'orthodoxie contestable (Héduens, par exemple) existait, en fait de pouvoir royal, une aristocratie de magistrats ou plutôt cette forme de dictature, plus ou moins déguisée ou accusée selon les vicissitudes des temps, qu'on pourrait appeler république oligarchique. C'est dans de tels groupes que les compé­titions et les successions se réglaient couramment les armes à la main.

Dans la Gaule druidique, à division tripartite, le sacerdoce arbitrait deux autres classes ou castes : une classe aristocratique et guerrière, héréditaire, mais qu'on ne peut comparer à la féoda­lité car si elle avait une « clientèle » et, éventuellement, des vassaux, elle n'avait pas de serfs à sa disposition. Ensuite, une classe active, artisanale et agricole. C'est tout. Il n'y avait pas de « caste » sacerdotale, car le druidisme, nullement héréditaire, se recrutait indifféremment dans les deux classes précitées.

La plèbe (agriculteurs, éleveurs, corporations artisanales) ne se mêle pas directement de l'élection des roitelets et n'a pas à déli­bérer des aptitudes au druidicat. En revanche, elle n'est point soumise à la fantaisie d'un féodal, même théoriquement. En dehors des roitelets et de leurs clients, il n'y a ni armée de métier, ni monopole militaire, autre différence avec l'ultérieure féoda­lité ! Chaque individu, d'ailleurs, se sent et se sait un homme libre, sinon « influent » et, comme tel, a ses propres armes, bardes y compris ; les druides seuls font exception. D'ailleurs, devant le danger commun, tout homme valide des deux castes ou classes prend ses armes et rallie spontanément son poste.

Les druides se recrutent par admission et s'élèvent dans la hiérarchie par nomination. C'est le supérieur qui choisit et élit l'inférieur. Au décès d'un archidruide, le suprême conseil décide du choix du successeur, le plus souvent en tenant compte des volontés connues du défunt. Parler sur le continent de « familles druidiques » ou de « caste druidique » est y transporter des faits insulaires ou se référer au « druidisme » hétérodoxe des Héduens et de leurs imitateurs.

La base de la société celtique, ce n'est pas la tribu, c'est le CLAN (britt. Plant « lignée, progéniture »). Le clan, selon la conception druidique, n'est pas exactement ce que nous enten­drions aujourd'hui par « famille ». Il est essentiellement formé de la descendance en ligne directe (masculine chez les orthodoxes, utérine quelquefois chez les autres) depuis l'ancêtre le plus reculé jusqu'aux descendants encore à naître, en passant par la famille visible du moment présent. Ainsi, morts, vivants et futurs vivants (c'est-à-dire anciens décédés) forment un tout cyclique, fermé, limité, un même groupe d'êtres, à tour de rôle visibles et invi­sibles, mais solidaires les uns des autres et responsables les uns pour les autres, solidarité et responsabilité qui vont très loin et s'expliquent aisément et logiquement du point de vue de l'enseignement druidique.

C'est donc cet ensemble qui constitue globalement le « clan ». Aussi, le « culte des ancêtres est affaire privée, affaire du clan, et c'est le chef momentané du clan qui le célèbre au nom de tous. Culte privé, qu'il ne faut pas confondre avec les cérémonies publiques, dont l'officiant ne peut être qu'un druide, pratiquées notamment pendant les « Trois Nuits des Ames », aux environs du solstice d'hiver.

Ce qui précède permettra de mieux saisir le mécanisme des successions royales. Elles ne sont ni héréditaires de père en fils aîné, ni spécifiquement électives. Elles sont « claniques ». A la mort d'un roi, son successeur est élu par les suffrages de la classe aristocratique de la tribu. Les druides influent sur ce choix en exprimant leur avis, qui est pris ou non en considération, mais ne sont pas « électeurs », évitant ainsi la confusion du spirituel et du temporel. Pour être éligible il faut et il suffit qu'on appar­tienne au clan royal, à quelque degré que ce soit.

Alors que dans les royautés « magiques », de type insulaire, le « roi » est lié par des tabous, dont l'observance tyrannique est censée répondre de la prospérité agraire et du succès des armes, rien de tel dans le druidisme vrai. En Gaule, l'accent est mis sur le spirituel, non sur le magique. Ce qui est devenu - particulièrement en Irlande, par suite du schisme certes, mais aussi de l'immigration de peuplades étrangères, aux cultes orgia­ques - non seulement « magique » mais, en quelque sorte, « shamanique » avec une note sexuelle, parfois inversive, en tout premier plan, n'appartient pas au Celtisme vrai, ni au druidisme authentique, ni même à la religion indo-européenne pré-druidique, en Europe comme en Asie. Et je déplore pour ma part que la regrettée celtisante et irlandiste M.-L. Sjoestedt-Jonval, décrivant un abominable rite de bestialité lié à une intronisation royale en Irlande, ait cru pouvoir écrire : « On voit donc qu'une tribu irlandaise, christianisée depuis de longs siècles, a conservé jusque bien avant dans le Moyen Age, et dans toute sa brutalité primi­tive, un rite de hiérogamie qui appartient au fonds le plus ancien de la religion indo-européenne. »

C'est là une lourde erreur, favorisée par les idées modernes sur la mentalité des « primitifs », —  quand « primitifs » réels il y a — et dont j'ai fait le procès ailleurs [1] . Je ne rouvrirai pas ici la discussion. J'exposerai seulement qu'il s'agit là de tout autre chose que de religion indo-européenne et qu'en Irlande comme dans l'Inde (sacrifice du cheval) nous sommes en présence d'une déviation due à l'existence (pour l'Inde) et à l'invasion (pour l'Irlande) de schismatiques d'autres races. De telles aberrations n'ont rien à voir avec « l'âme » ni avec « la mentalité » propre­ment « celtiques ».

L'on a communément soutenu que les sociétés celtiques n'avaient qu'un droit privé. Il aurait ici une distinction à établir : le droit public, œuvre du druidisme, existait bien, mais le recours à lui était facultatif ou l'était devenu.

Le châtiment des fautes et le règlement des différends, ce der­nier surtout, pouvaient se solder de trois façons : Par la vengeance personnelle, évidemment d'ordre privé. Par un arbitrage facultatif dont l'exercice constituait une des fonctions druidiques. Par la compensation ou composition, troisième solution, réglée par un code minutieux, quoique non écrit, code élaboré par les druides. Cette solution, pour être également facultative, n'en était pas moins, en fait, de droit public.

De nos jours, nul n'est censé ignorer la loi, ni admis à s'y soustraire, ni autorisé à lui substituer sa vengeance privée. En Gaule, il était possible de faire appel au droit public — ou coutumier (car aucun écrit ne le fixait) — sans que cette détermination revêtît un caractère obligatoire.

Autre chose. Selon la conception druidique (dont je me garderai d'affirmer qu'elle ait été scrupuleusement appliquée partout), le sol était la propriété collective de la tribu, dont chaque famille n'était que concessionnaire. Le chef de famille pouvait posséder en propre des biens mobiliers et en disposer, mais ne pouvait nullement disposer de son bien foncier sans l'assentiment de son groupe tribal. Il y avait d'ailleurs dans chaque tribu un conseil, composé de druides ou de délégués des druides. Les décisions importantes pour la tribu ou quelque ensemble de tribus étaient soit prises, soit rendues publiques ou exécutives aux grandes assemblées solennelles, à l'occasion des fêtes saisonnières ; fêtes dont la toute première importance n'avait pas échappé aux Romains, qui suscitèrent un simulacre de « conseil des Gaules » à Lugdunum.

Chez les Gaulois demeurés fidèles aux vieux principes, l'époux est monogame ; le divorce sans motif grave n'est pas autorisé. Le père de famille a théoriquement droit de vie et de mort sur ses enfants, non sur son épouse, qui, elle peut avoir des biens propres et les gérer à sa convenance. Le droit paternel était prati­quement assez limité. Le garçon, par exemple, était séparé des siens à l'âge de sept ans pour être confié à des parents nourriciers, oncle et tante de préférence, jusqu'à quatorze ans. Jusqu'à cet âge, la fille restait avec sa mère. A quatorze ans, le fils était émancipé de droit, sinon de fait. En Gaule, la prostitution, vénale ou sacrée, est inconnue (elle n'y pénétrera qu'avec les légions romaines). L'adultère a la mort pour invariable sanction.

En règle générale, on se marie jeune, à partir de 17 ans chez les filles, et de 18 ans chez les garçons. Quoique le fait n'ait jamais eu un caractère d'obligation, nombre de druides et de druidesses étaient mariés. On sait que les Anciens avaient une haute opinion de la fidélité et du dévouement conjugal des Celtes de Gaule. Le mariage était sanctifié par des rites religieux que j'évoquerai plus loin.

Tout ceci est en contraste avec les mœurs des régions où le schisme dominait. La dépravation qu'on y signale est moins le fait des individus que des institutions. A Tara comme à Babylone, à Sardes comme à Carthage, malgré la différence des lieux et des races, la signature de la « Scorpionne », qu'on l'appelle ici Istar ou là Kybébé, est partout reconnaissable. Partout fleurissent le concubinat, l'inceste et la prostitution rituelle ou vénale ; par­tout le sang accompagne l'orgie rituelle ou la suit.

J'ai dit qu'à quatorze ans le fils émancipé sortait de la tutelle paternelle. Il entrait alors, selon circonstances ou vocation, soit dans la clientèle d'un chef, soit dans la discipline d'une corpo­ration artisanale ou agraire. C'est l'âge où ceux, moins nombreux, qui se sentaient appelés à devenir druides, commençaient leur noviciat. Aucune catégorie sociale ne constituait un veto à l'admission. Ce noviciat, selon les aptitudes, pouvait durer de sept à quatorze années. Marié ou non, le jeune homme passait alors druide assistant, mais non encore druide confirmé. Il ne pouvait le devenir avant sept autres années, au moins, souvent davantage. A ce dernier échelon correspondait, entre autres, la mission d'enseignement, surtout moral, aux « laïcs », résumé, on le sait, sous forme de Triades mnémotechniques. On connaît, de seconde main, celle-ci : Honorer les dieux, s'abstenir du mal, pratiquer les vertus viriles. Il y en avait bien d'autres, adaptées aux diverses circonstances familiales ou sociales. Le prototype celtique de celle dont je viens de citer l'adaptation grecque de Diogène Laërce (fin du second siècle de notre ère) pourrait se traduire ainsi : Respecter les choses sacrées, être de mœurs pures, demeurer ferme dans les épreuves. »

L'on enseignait avant tout à devenir un homme, un être viril, de libre et juste décision. A un degré plus haut, l'on inculquait la portée spirituelle (je dirais presque, la « dynamique ») du sacrifice librement consenti. Ce que, paraphrasant, pour des motifs de haute convenance, l'enseignement véridique, je me permettrai de résumer, à mon tour, en Triade : Dignité de l'homme : le choix ; finalité du choix : le sacrifice ; principe du sacrifice : l'amour !

Le druidisme avait étudié avec un soin particulier les conditions de la descente des âmes en ce monde aussi bien que celles de leur dégagement. Ils avaient des données précises sur les cycles qui ramènent les groupes d'âmes vers ceux qui leur ouvriront les portes de cette existence corporelle. D'où des rites et des obser­vances perdus aujourd'hui touchant le mariage, La jeune fille ne choisissait pas son fiancé, mais avait le droit d'exprimer son opinion, dont il était tenu compte, autant que possible. Si cette opinion était jugée irrecevable, on lui laissait latitude de choisir entre plusieurs partis. Elle était libre de les refuser tous, mais non de passer outre au veto des siens. Elle pouvait demeurer vierge si bon lui semblait, soit qu'elle aspirât là devenir druidesse, soit qu'elle préférât se vouer au service de son clan.

J'ai dit que l'union était en principe indissoluble, que le drui­disme n'avait pas attendu la christianisation pour sanctifier le mariage. J'ajouterai qu'on ne se mariait pas n'importe quand et n'importe où.

Donc, au moment choisi et dans un lieu consacré (généralement un cercle de pierres) quelques jeunes filles sous la conduite d'une druidesse, toutes un voile blanc sur la tête et un pain dans la main, viennent se placer à l'extérieur du cercle en chantant un hymne approprié. Autant de jeunes gens, précédés par un druide et portant une coupe, viennent se placer derrière elles. Druide et druidesse se dirigent vers le centre du cercle et se placent près d'une table de pierre. Une grande coupe est devant eux, remplie par des druides de rang subalterne. Le druide la verse en libation. Quand elle est à nouveau remplie, les couples entrent successi­vement dans le cercle, déposent coupes et pains sur la table et Vont se regrouper hors du cercle. Tandis que les druides assistants remplissent les coupes des jeunes gens, le druide officiant rejoint les derniers et procède à un rite de purification en versant sur leurs mains tendues de l'eau, qu'il puise avec un coquillage. Il revient alors à la table centrale et, après une courte invocation, impose les mains sur les coupes et les pains. Chaque couple l'approche alors. Le garçon reçoit une des coupes, boit une gorgée cl la tend à la jeune fille qui y trempe ses lèvres. Celle-ci prend un des pains, le rompt et en mange une bouchée, offrant l'autre moitié au jeune homme, qui fait de même. Le grand druide unit alors leurs mains en prononçant une brève formule de bénédiction. La cérémonie est terminée et les couples quittent définiti­vement le cercle.

Du rite que je viens d'évoquer, très schématiquement, tel qu'il se pratiquait en territoire arverne, je ne dirai rien de plus. Il me suffit d'en avoir témoigné. Chacun en pensera ce qu'il voudra, selon sa formation intellectuelle et son ouverture intérieure. Peu importe ! En un temps où l'on se marie et se démarie le plus déraisonnablement du monde, où la centralisation étatique n'exclut pas l'anarchie par en haut, où le sens de la continuité de la race et de la solidarité spirituelle et biologique des vivants et des morts est à peu près perdu, il est plus essentiel de méditer sur l'importance de ces trois assises de la vie sociale selon le druidisme (et peut-être de toute vie sociale conforme à la nature des choses) : le mariage, le clan, la fédération !


[1] Dans Mythes, Contes et Légendes et dans L'Inversion psychanalytique notamment.

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