L'HOMME ET LA PROVIDENCE

(PSYCHE n° 414  année : 1931


 


   Les théistes purs, que nulle Révélation n'a pu satisfaire, conçoivent souvent la Divinité comme ayant réglé une fois pour toutes l'ordre du cosmos, Son action sur les êtres particuliers ne se ferait donc sentir que dune façon indirecte, par l'entremise des lois immuables de la Nature.

   L'assimilation de notre univers à un mécanisme, fonctionnant à la manière d'une pièce d'horlogerie, inusable mais imperfectible,, n'est exacte cependant que si l'on se confine à l'observation du phénoménisme des mondes de chute. L'homme, être mixte, capable d'assentir les desseins providentiels comme de s'astreindre á subir les impulsions du destin n'est qu'en partie déterminé.

   De telles conceptions mécanistes s'appuient en général sur une hypothèse toute gratuite : Le monde tel qu'il nous apparaît, est ce qu'il était et ce qu'il sera. En d'autres termes, il est la résultante d'une évolution normale, inéluctable, conforme en tous points aux desseins primitifs de la puissance créatrice, et non pas la conséquence accidentelle et temporaire d'une involution non nécessitée par la Providence, mais engendrée par l'initiative humaine.

   Cette hypothèse (invérifiable et en parfait désaccord avec la Révélation), étant admise comme un fait acquis, ses partisans, intervertissant les principes, confondent Destin et Providence. En fait, leur Dieu est l'inexorable Fatum des Anciens, leur Providence est une Némésis, et ils font du Libre par excellence le principe Nécessaire et déterminant.

   Mais, parmi ceux qui ont su distinguer le Libre du Nécessaire, combien se refusent á admettre l'intervention directe de la Providence dans les destins individuels ! La sollicitude divine demeure pour eux une splendide mais lointaine abstraction. N'entendons-nous pas dire souvent : " Dieu a autre chose à faire que de s'occuper de nous ! "....... Comme si l'Amour éternel pouvait se désintéresser de son objet ? La Divinité n'est pas un potentat séparé de son peuple par une imposante garde du corps et une étiquette rigide, mais un père à qui chacun de ses enfants est également .cher. Si nous existons comme êtres individuels, c'est que Dieu nous en a conféré individuellement le pouvoir, si nous avons conscience d'être, et d'être NOUS, c'est qu'un rayon particulier d'En-Haut nous relie sans cesse à l'Etre.

   Supprimez ce contact et la désintégration, l'anéantissement, nous guettent. Admettez-le et vous concevrez que par ce lien, que les cabalistes nomment " le fil d'Ain-Soph ", s'écoulent en nous les influx célestes, les avertissements providentiels, les forces supplémentaires dont nous avons besoin, dans la mesure toutefois où nous les demandons pour réaliser la Volonté du Ciel et non nos fantaisies. Si les yeux de notre âme n'étaient pas obscurcis par le bandeau de l'orgueil et de l'égoïsme, nous pourrions constater, avec une stupeur attendrie, quelle part active, incessante, mais silencieuse et voilée, prend la Providence aux événements les plus naturels en apparence. A quoi tient-il que la chute que nous faisons dans la rue ne nous laisse pas estropiés ? que le train fatal qui devait dérailler et que nous devions prendre parte sans nous ? Admirerons-nous en ceci, notre talent, ou invoquerons-nous le hasard bienheureux..Ö qui ne nous demande nulle gratitude ?

   Bien des esprits forts, qui ne reconnaissent qu'un Dieu transcendant et inaccessible, considèrent avec pitié les ignorantins qui croient bonnement au Verbe incarné et à la Providence toujours actuelle. Cette opinion n'est pas toujours pour eux le fruit d'une longue série de judicieux raisonnements, mais bien la conséquence de motifs secrets qu'ils ne s'avouent pas même clairement, face à face avec leur conscience. Motifs humains, trop humains, peut-être...

   Un Dieu transcendant n'est pas gênant, alors qu'un Dieu incarné par amour, supposerait (à moins d'une noire ingratitude), une faible réciprocité de leur part. Aussi pouvons-nous observer combien la plupart de ceux qui professent une Divinité abstraite, sont froids et peu enclins à l'amour du prochain. Une bienveillance platonique, majestueusement étendue à tous les êtres, est leur évident partage. Aussi est-il écrit : " Qui n'honore point te Fils, n'honore point te Père qui t'a envoyé. "

   Le visage adorable de la Providence, c'est pour nous le Christ. Si nous écoutons sa parole, nous comprenons que nous sommes actuellement dans le Royaume de la Mort et que, des lois de ce Royaume, nous ne pouvons inférer celles du Royaume des Cieux. Libre à nous de rester où nous sommes si nous nous y trouvons bien, ou de suivre la voie qui mène à la Vie car le Ciel ne force personne. Cette voie, c'est celle que le Christ a frayée, et il n'y en a pas d'autre. Enfermés dans la sphère du Destin, nous pouvons bien changer de lieu, de prison, de maître temporaire. Nous pouvons quitter un cachot noir pour une cellule spacieuse, mais c'est tout ce que nous pouvons espérer en suivant telle ou telle voie humaine. Jésus seul peut nous arracher à l'étreinte du Destin, parce que lui seul a vaincu le Destin. Car la libération, la réintégration, le Nirvana, que nous promettent les ésotérismes d'Orient comme ceux d'Occident, ne sont point ce qu'ils nous paraissent.

   Le " délivré " est bien délivré, (momentanément), des chaînes matérielles, mais il n'a obtenu ce résultat qu'en s'en forgeant d'autres, plus souples, plus subtiles, plus difficiles à rompre. La force de l'homme n'étant pas illimitée, elle atteint fatalement, tôt ou tard, sa limite. L'Univers même, si l'on pouvait se mouvoir librement dans son sein, resterait ce qu'il est, dans l'état actuel des choses : une immense prison.

   Car la sensation d'être captif est indépendante des dimensions du lieu où l'on est retenu, et une cage dorée n'en est pas moins une cage.

   Ainsi donc, chacun atteindra quelque jour sa limite, chaque volonté, si puissante, si exercée soit-elle, atteindra les bornes nécessaires de son expansion. Alors, jaillira des profondeurs de l'être insatisfait, le cri d'appel vers quelque chose de supérieur à lui, vers quelqu'un de plus grand que lui. Ce sera le premier pas vers cette bienfaisante humilité qui ouvre les portes du Ciel, le premier effort de renoncement vrai à cet orgueil luciférien qui causa notre perte dès l'origine, et retarde notre salvation.

   A ce point décisif de son existence, l'homme commencera d'expérimenter vraiment ce qu'est pour lui cette Providence qui, jadis, lui fut seulement prétexte à de froides dissertations.