LE DEBITEUR INSOLVABLE

(PSYCHE n° 422 année : 1932)


          L'homme, quoique son orgueil le pousse constamment à se surestimer, n'est cependant qu'un débiteur insolvable. Pour peu qu'il y réfléchisse, ses devoirs envers sa famille, sa patrie, ses semblables, de même que ceux envers son Créateur, sont simplement l'expression de dettes, qu'il est impuissant à rembourser intégralement sans en contracter de nouvelles. Dans la langue française si expressive, si pleine de suc, un même mot rattache avec raison l'idée morale de devoir à celle de dette. Si nous examinons la forme primitive des termes de cette famille linguistique, nous verrons qu'ils reposent sur un radical DEW, DEB, exprimant énergiquement l'idée d'un vide, d'une profondeur béante, désireuse de sa replétion (1).

    A la plus ingrate, à la plus indifférente des mères, l'homme doit cette existence, qu'il n'est si prompt à décrier que parce qu'il n'en soupçonne que rarement la tragique importance ; cette existence grâce à laquelle, s'il veut en fournir l'effort, il pourra amortir sa dette multimillénaire. A sa patrie, il doit ce corps gonflé des sucs du sol et nourri de ses productions. En s'incarnant, il a emprunté aux puissances de la nature, aux comptables du Prince de ce Monde, les éléments constitutifs de sa psyché inférieure et de ses organismes subtils. Au cours de son existence, il profite des efforts de tous ses contemporains et puise dans le patrimoine moral et intellectuel, péniblement amassé par ses ancêtres.

    Intelligence, argent, honneurs, santé sont des dépôts momentanés qu'il a reçus pour les faire fructifier et non pour en user à son gré ; des champs qu'il est libre de cultiver ou de laisser en friche, mais dont le revenu seul lui appartient. De tous ces biens, à lui confiés, il lui est permis, pour un temps, d'être le mauvais dépositaire qui enterre les deniers du Maître sans les utiliser, accroissant ainsi sa dette.

    Puisque rien de ce qui, en lui ou autour de lui, possède un nom et une forme, n'est réellement sa propriété, quand la patrie qui l'a accueilli lui réclame le corps dont elle a fourni la substance, quand Mammon lui reprend à l'improviste ses faveurs passagères : argent, santé, honneurs, il ne s'agit toutefois que de simples restitutions et non d'un injuste caprice du sort. Telles sont les bases positives de la notion de devoir.

    Et quand, à la mort, il a restitué tout ce dont il était comptable, son mérite réel est encore bien mince. Il peut n'avoir rien donné du seul capital qui lui appartienne : sa bonne volonté.

    On peut voir ici quelles chaînes sans nombre nous traînons et à quels redoutables créanciers fit appel l'humanité, en vue de se constituer son trésor terrestre... Nous signons d'un coeur léger, des traites dont nous ignorons l'inéluctable échéance et que nous ne pouvons rembourser, réduits à nos seules ressources, qu'en en acceptant de nouvelles. Tous les signes qu'imprime sur nous le Destin et qu'interprètent les arts divinatoires, sont les sceaux de nos créanciers. Nous appelons " symboles de la fatalité " les lacis capricieux que forment ces sceaux enchevêtrés dans nos mains. Plus simplement, plus profondément, voyons la réalité vive derrière le symbole : LA MAIN EST UN ECHEANCIER. Le terme même, doctrine des " SIGNATURES " éclaire magnifiquement ce qui précède.

    Et, n'est-ce pas parce que l'homme est devenu un débiteur insolvable que le Verbe est venu à son aide et s'est porté garant pour lui ?

    Aussi, est-il une dette que nous n'éteindrons jamais, la dette de reconnaissance que nous avons contractée envers Celui qui après nous avoir fait don de la Vie, est venu nous restituer à cette vie - que nous avions échangée contre son misérable reflet - et nous rendre notre liberté primitive dont notre descente au Royaume de l'ombre et de la Mort nous avait fait perdre jusqu'au souvenir.

   Et que nous demande-t-il, en échange, sinon notre amour, infiniment inégal au sien, sinon de reconnaître que sans lui nous ne pouvons rien et que nous sommes, littéralement, des serviteurs inutiles !

    L'homme s'est perdu par orgueil. Au feu sombre qui brûle au coeur de l'archange déchu, il a embrasé le sien. Et c'est pourquoi ces vérités - fort simples - paraissent si amères aux orgueilleux que nous sommes.

    Cousus de dettes et chargés de chaînes, nous nous prétendons libres et crions à l'injustice et à l'oppression, chaque fois qu'un de nos créanciers agacé par notre folle jactance nous envoie " l'huissier ". Ne serait-il pas plus sage de reconnaître de bonne grâce que nous sommes les infatigables artisans de nos maux et même nous féliciter de ce que chaque restitution, quelle que soit son amertume, nous fait faire un pas nouveau vers la liberté définitive ?

    Dieu est celui qui donne toujours et ne reçoit jamais, et sa lumière, sa force et sa consolation, ne manqueront jamais á ceux qui s'essayent - fut-ce maladroitement - à harmoniser leur attitude avec la sienne, toute d'amour, de bienveillance, de pardon, de charité. Si nous voulons hâter le moment où, joyeux et libres, nous pourrons parcourir les routes du vaste univers, sans craindre de voir s'appesantir sur notre épaule, la poigne solide d'un créancier oublié - mais non pas oublieux - sachons, au nom de Celui qui est venu " afin que nous ayons la Vie " remettre, sans arrière-pensée, leurs dettes à nos débiteurs spirituels. Alors, alors seulement, le sang du Calvaire pourra effacer nos propres dettes, selon qu'il est écrit :

" Remettez-nous nos dettes comme nous les remettons à ceux qui nous doivent. "