LES ÉVANGILES ET LA CRITIQUE

     Incapable de projeter sur les Évangiles une lumière dont elle est trop visiblement dépourvue, la critique rationaliste n'a réussi qu'à noyer les textes auxquels elle s'est attaquée dans des ténèbres toujours plus épaisses. Ses méthodes, plus que discutables, ont fait perdre de vue la simplicité majestueuse et l'unité profonde que chacun reconnaissait autrefois au Nouveau Testament.
 

     L'analyse à outrance ; la recherche du ou des « noyaux primitifs », du ou des « centres de cristallisation », autour desquels se seraient condensés les éléments de la « légende du Christ » ; la volonté bien arrêtée d'éliminer tout ce qui pouvait ressembler à des « adjonctions postérieures » ; la négation pure et simple des faits miraculeux (ou, ce qui revient au même, leur réduction à des symboles privés de vie), alors que ces faits entrent bien pour moitié dans les récits sacrés, telles sont les tendances générales qui, sous couleur de « critique objective » ou de « précision historique », ont abouti à « reconstituer » un Jésus platement « humain » ou même à lui dénier toute existence, en tant qu'individu de chair et d'os.
 

     L'école mythique venant là-dessus n'a pas eu de peine à démontrer que notre Maître n'était que le prétexte et l'illustration d'un vieux rituel suméro-accadien (d'autres disent asianique), à mettre sur le même plan - et dans le même sac - que tous les « dieux qui meurent » : Adonis, Dummuzi, Marduk, etc.

 

     Il est vrai que, sur le dit rituel, les violons ne sont guère accordés. Si bien qu'on a le choix entre un Christ « démon de la végétation » et un Jésus « substitut du père » dans les mystères du Totémisme, revus et corrigés par Freud et sa séquelle.
 

     Une certaine théologie protestante a emboîté le pas et rejoint, clopin-clopant, ces Messieurs de la Religion comparée, suivie à son tour par les modernistes venus du catholicisme....
 

     La vérité est une, les erreurs multiples. Chacun peut, dès à présent, choisir dans la kyrielle des Jésus de pacotille celui qui convient le mieux à son humeur du moment :
 

     - « Venez, venez dans ma boutique... Que désirez-vous, braves gens ? Tenez, j'ai là un superbe « petit émeutier juif » en solde ! Maintenant, si vous préférez, voici un article de tout repos : L'Agnus-Agni-Ignis, mythe solaire pour personnes pâles ! Ça ne vous va pas ? Alors, voyez plutôt ceci : Le Dieu-qui-meurt, personnage à transformations inédites, le Frégoli de l'Histoire des Religions ! Vous faites la grimace... Ça ne vous dit rien ? Incroyable !... Mais, cette fois, nous allons trouver chaussure à votre pied... Que dites-vous de mon Jésus communiste, délicieux bibelot, timbré d'une mignonne faucille et d'un ravissant petit marteau ? Ça ne vous emballe qu'à moitié ? Alors, comment trouvez-vous mon Jésus paranoïaque avec mégalomanie garantie sur facture ? Maintenant nous avons quelque chose de tout à fait différent, article sérieux, particulièrement recommandé à Messieurs les intellectuels : l'Initié Jésus, artistiquement présenté dans une belle boite en racine de lotus rose. Nous faisons également la taille au-dessus : notre Christ ésotérique, fonctionnement garanti, avec mode d'emploi ! Alors, c'est non ?... Bon, je vois ce qu'il vous faut : Un magnifique Jésus-pâle-éphèbe, la perfection du genre esthético-romantique :

« Une oeuvre d'art signée Renan
« Est garantie pour longtemps !...»

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     Trêve de railleries ! En ces temps de misère matérielle et de dénuement spirituel, ce dont il faut s'émerveiller le plus, ce n'est pas qu'il y ait peu de croyants ; c'est qu'il en reste encore quelques-uns !
 

     Et pourtant, l'assaut a été rondement mené ! De tous les points de l'horizon sont accourues les cohortes des démolisseurs et des coupeurs de cheveux en quatre. La citadelle mystique tient encore debout, mais il est temps d'en colmater les brèches, de renforcer la garde, de rassurer les hésitants qui désespèrent de la victoire et surtout de faire rentrer dans le rang les ultra-malins qui s'imaginent trouver le salut dans des compromis qui sont trahison pure.
 

     Il faut redire sans cesse que, dans cette lutte sans merci entre l'Esprit du Christianisme et l'Esprit du Siècle, ce dernier ne s'est pas montré capable une seule fois d'enlever de haute lutte le moindre bastion. C'est l'illusion fatale que telle ou telle position était « indéfendable » et qu'il était donc de la plus extrême habileté de l'évacuer avant l'assaut - illusion soigneusement entretenue par les séides de l'Adversaire - qui a causé tous les dégâts, déterminé toutes les défections, amené toutes les capitulations.
 

     De quoi s'agissait-il donc ? De « prouver » matériellement ce qui, par sa nature même, échappe aux lois de la matière ? Tentative inutile le plus souvent, dangereuse parfois ! Non, il fallait simplement couper le mal à la racine en démontrant l'inanité de la « critique textuelle » !
 

     Y a-t-on seulement pensé ? La besogne était cependant bien facile...
 

     Il suffisait d'en mettre les procédés en relief et d'en faire toucher du doigt les erreurs, non seulement sur un point où les « défendeurs » sont naturellement taxés de partialité, mais sur d'autres points où la religion, n'était pas en jeu. Un exemple bien choisi eût suffi à faire changer de camp le ridicule. Quelle plus éblouissante démonstration que celle qui porterait sur les méthodes, les conclusions, les contradictions, les incohérences même de la critique homérique, laquelle commença par pulvériser le texte du malheureux Homère pour en isoler l'indécelable « noyau primitif » et finit par supprimer purement et simplement ce même Homère pour le remplacer par une certaine « âme populaire » du plus réjouissant comique.
 

     Aujourd'hui la querelle autour d'Homère est à peu près éteinte et les monceaux poudreux de savantes et indigestes élucubrations, signées de noms fameux, de noms qui furent une fois « la Science » demeurent pour attester qu'il n'est pire déraison que celle de la « raison » humaine, ni pires pêcheurs de clair de Lune que les Archiprêtres de l'Objectivité et les Pontifes de l'Historicité !
 

     Vanité des vanités.... comme disait le vieil Ecclésiaste !
 

     D'ailleurs, il suffit d'aligner bout à bout, sans le moindre commentaire, les conclusions, divergentes, des éplucheurs d'Évangile (tous d'accord pour démolir, mais incapables de rien réédifier qui reçoive l'assentiment des Chers Confrères ! pour ramener leurs « résultats acquis » aux très modestes proportions qui conviennent.

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     Avec quelle joie ne retrouve-t-on pas l'atmosphère sereine et purificatrice du Nouveau Testament, lorsqu'on a perdu des jours et des jours à se débattre dans le fatras des commentaires, des analyses, des rectifications savantes, des ratiocinages sur la place d'une virgule, l'authenticité d'une phrase ou la portée exacte d'une figure de style ! C'est vraiment l'oasis rafraîchissante après l'aridité du désert. C'est l'unité retrouvée après l'émiettement de toutes les facultés dans la multiplicité des interprétations, des hypothèses, des « si » et des « mais » parmi lesquels les spécialistes se reconnaissent finalement assez mal - et les malheureux profanes plus du tout.
 

     Notre âme, avec ses douleurs et ses joies, ses espoirs et ses doutes, sa soif de certitude et de vérité, voilà qui n'intéresse guère les maîtres de la critique biblique et évangélique. Le drame intime de tout être venant en ce monde, ses fins dernières, ses rapports avec le Divin ? Pas davantage !
 

     Armés de procédés extérieurs, travaillant sur des formes extérieures, ils ne peuvent qu'ignorer, méconnaître ou défigurer la réalité interne qui se joue d'eux.
Ils ont, par contre, l'art (que nous aurons l'irrévérence de qualifier d'assez vain) de créer des problèmes factices, et la malice de leur trouver cent solutions boiteuses, irréductibles entre elles, inépuisable aliment pour leurs petites querelles et leurs petits triomphes...

     Aussi, de leurs lèvres désabusées, tombe finalement le mot de Ponce-Pilate : « Qu'est-ce que la Vérité ? »
La vérité, savants, c'est la Vie, la Vie, irradiation du Verbe de Dieu ! On ne la déniche pas dans les bouquins dont s'encombrent vos bibliothèques. Si des livres (qui seraient seulement des livres) pouvaient la contenir, si des yeux humains pouvaient l'y découvrir, si, enfin, des cerveaux humains pouvaient la recevoir, il y a beau temps que la Vérité serait vôtre ! Mais aussi - affreux malheur - vous n'auriez pas la joie d'ajouter quelques milliers de pages, chaque année que le Bon Dieu fait, aux trilliards de pages élucubrées depuis que l'homme possède une écriture.
 

     Que nul, donc, ne se laisse éblouir par les scintillements de l'intellectualité savante. Ces bouchons de carafe ne sont pas diamants ; ce miroir aux alouettes, Dieu seul sait Qui en tire les ficelles. Oui, Dieu seul... et peut-être quelques simples qui lisent bonnement l'Évangile dans une traduction peut-être défectueuse, mais d'un coeur confiant et d'une âme ouverte aux souffles de l'Esprit.
 

A.Savoret.