n ° 52 - Octobre 1962

En marge des noces de Cana

    Toute parole, tout acte du Verbe sont créateurs dans le plan central du Monde et, dans ce même plan, tout épisode de Sa mission terrestre n'a qu'un sens. Mais dans les nombreux ordres du relatif cette parole, cet acte, cet épisode sont perçus sous de multiples aspects par les créatures et engendrent dans les cycles temporels de multiples réalités secondes, dont chacun saisit ce qu'il en peut saisir. De cette perception, différente pour chacun, naissent les exégèses innombrables et disparates en apparence, puisque nous vivons présentement dans le pays de la multiplicité et non dans celui de l'Unité.
 
    Que dire sur les Noces de Cana, par exemple, qui n'ait déjà été dit par d'autres, et mieux dit ?
    L'un a reconnu dans les six vases emplis d'eau les six vagues de la vie ou les Six Jours de la Genèse. Un autre a vu dans l'eau changée en vin nos facultés naturelles transmuées au surnaturel par l'Esprit ; d'autres encore ont porté leur attention sur le dialogue entre Jésus et Sa mère, soulignant ce rôle d'intercédante toujours exaucée, pierre d'assise du culte marial. Et tous ont raison en un sens qui correspond à leur perspective propre. On me saura gré, je pense, de ne pas tenter d'ajouter une pierre superflue au monument des commentaires et des analogies déjà existant.
 
  Mais il est un point de détail, davantage à hauteur d'homme, qui m'a toujours frappé dans le récit de l'Evangéliste. C'est la réflexion de l'ordonnateur du festin : «  Tout le monde sert d'abord le bon vin, et le médiocre après que les convives sont enivrés. Toi (dit-il à l'époux, - ignorant le miracle du Christ dont les serviteurs avaient seuls connaissance), tu as gardé le bon vin pour maintenant ».
    Il me semble qu'on ne saurait mieux définir que par ces paroles l'opposition existant entre l'action du Ciel et celle de la Nature.
    Dans la Nature, « au festin de la vie », dirais-je en termes un peu usagés, fortunés ou infortunés, les convives boivent d'abord le vin enivrant des passions, s'ouvrent aux jouissances de divers ordres ; la satiété, quand ce n'est pas l'écoeurement, viennent après.

    La Voie du Ciel, inversement, si elle a la Béatitude pour terme ultime - et combien lointain pour la plupart ! - offre pas mal d'épines et fort peu de roses aux premiers pas. Renoncements, lutte contre les appétits, contre l'orgueil, l'égoïsme foncier sont choses aussi peu « naturelles » que possible. Mais le Ciel réserve le vin spirituel pour la fin. Et, à la différence des ivresses terrestres, la plénitude n'engendre ni lassitude, ni dégoût, ni remords.

    Dans l'ordre naturel, une lourde croix, toujours plus pesante, se cache sous les guirlandes de roses des chimères exaltantes par quoi les génies de l'orgueil, de la puissance, de la jouissance ou du savoir nous poussent dans la voie large qui mène à la révolte et à l'avilissement. Dans l'ordre divin, la Rose de béatitude fleurit sur la Croix du sacrifice, à l'heure ultime du Consummatum est.